Entretien entre spécialistes : un changement dans la politique en matière de drogue est souhaité.
Cinq experts se sont rencontrés pour discuter du travail effectué dans le domaine des addictions pendant la pandémie de COVID-19. Ils ont aussi débattu de la politique actuelle en matière de drogue et sont tombés d’accord : pour le bien des personnes souffrant d’une addiction, il faut changer cette politique et changer le statut des substances illégales. Ils s’engagent pour cette cause, en tant que défenseurs des personnes souffrant d’une addiction.
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Un panel de cinq experts du domaine des addictions : l’un vient des États-Unis, les quatre autres de Suisse. Malgré leurs origines différentes, ils sont rapidement tombés d’accord : la politique en matière de drogue n’est pas satisfaisante, tant en Suisse qu’aux États-Unis. « Le fait est », déclare Thilo Beck, médecin-chef adjoint du Centre de médecine des addictions Arud, « que la situation politique affecte également la santé de nos patients. Je suis psychiatre, mais je suis également leur défenseur ; pour eux, j’essaie de faire évoluer la situation politique. Actuellement, nous traitons les dommages causés par la politique ; d’un point de vue clinique, c’est juste insoutenable. » Aussi longtemps que les substances resteront illégales, le marché noir fleurira et les produits ne pourront être ni contrôlés ni réglementés. Si les drogues étaient légales, les personnes concernées pourraient être mieux prises en charge et la prévention serait plus facile. Les cinq sont unanimes : un changement s’impose. Mais comment y parvenir ? Pourquoi rien n’a-t-il changé ces dernières années ?
Aux États-Unis, un statu quo qui garantit l’emploi
Carl Hart, neuroscientifique américain, parle de la réglementation des drogues dans son pays. Il estime que la situation n’est guère comparable avec celle de la Suisse car la différence de taille entre les deux pays est énorme. Alors qu’en Suisse, les réglementations visent à résoudre les problèmes de drogue, aux États-Unis, c’est la préservation de l’emploi qui est en jeu. « La réglementation des drogues est l’un de nos plus grands programmes d’occupation en matière d’emploi, déclare Carl Hart. Ce programme revêt une importance majeure pour de nombreuses personnes, pour celles qui prélèvent les échantillons d’urine jusqu’aux fonctionnaires de police, en passant par le personnel des prisons ou les professionnels du cinéma et des médias. Il ne tient que si des personnes souffrent de la drogue, autrement dit, si elles en sont dépendantes. » Les cas de décès liés à la consommation de drogue sont en hausse aux États-Unis. Carl Hart dénonce le peu de choses faites aux États-Unis pour empêcher ces décès. Il faudrait davantage de données plus précises, par exemple sur les drogues responsables de cette hausse des décès. Pour Barbara Broers, professeure en addictologie, « nous aurions en Suisse aussi besoin de données de meilleure qualité. Par exemple, pour savoir si la prescription accrue d’opioïdes est une approche positive pour traiter la maladie ou si la Suisse pourrait connaître prochainement une évolution comparable à celle observée aux États-Unis ».
Le débat public n’existe pas en Suisse
S’il n’y a pas eu d’évolution ces dernières années en Suisse, c’est principalement dû au fait que les problèmes d’addiction ne sont plus visibles. Pour Thilo Beck, « nous sommes victimes du succès de notre système de prise en charge. Nous avons réussi à faire disparaître la scène ouverte de la drogue et à faire en sorte que la population en soit moins affectée. Cela a enlevé une bonne part de dynamisme à la politique. Les gens ne cherchent pas le changement quand il n’y a pas de problème visible. » En outre, les personnes qui souffrent d’addiction ne s’organisent pas pour améliorer leur situation. Il n’existe pas de groupe organisé de personnes concernées pour faire pression sur la politique. « En tant que spécialistes, nous nous engageons pour faire évoluer les choses mais nous ne sommes pas soutenus par les premiers concernés », estime Thilo Beck. Carl Hart suggère de solliciter des personnalités locales qui consomment de la drogue. Les spécialistes suisses sont unanimes : personne ne suivra ; personne ne veut s’exposer en Suisse. Barbara Broers d’ajouter : « Si c’est interdit, c’est interdit ; on ne s’exprime pas publiquement. C’est tout de même paradoxal : pour l’alcool et le tabac, on parle, chez nous, de l’importance de la liberté de choisir ce que l’on consomme. Pour les substances interdites, il n’en est jamais question. »
Forte de sa longue expérience pratique, Barbara Broers est convaincue que des substances jusqu’ici interdites devraient être légalisées. « Si je m’exprime ainsi en tant que médecin, je me mets moi-même en position vulnérable. Les gens pourraient penser que j’encourage la consommation de drogue, ce qui est absolument faux. » Tant qu’il est question de substances illégales, il est très difficile de trouver le ton juste. « Si je conseille à mes patients de faire davantage d’exercice, de manger moins sucré ou moins gras pour rester en forme, je peux le faire comme je l’ai appris : je les conseille et les accompagne. » Il n’est pas possible de procéder de la même manière face à une addiction ; une dépénalisation des substances changerait la donne.
Consommation de drogue - Un droit constitutionnel ?
Carl Hart s’engage résolument en faveur d’une régulation des substances. Il est persuadé que l’on peut argumenter dans ce sens en se référant à la Constitution. « La Constitution suisse garantit la liberté personnelle, y compris l’intégrité psychologique. Cela signifie que les citoyennes et les citoyens peuvent contrôle leur propre univers. Et les substances psychoactives en font partie. » Toute société aspire à vivre selon les idéaux inscrits dans sa charte fondamentale ; voilà qui laisse de la place aux arguments. « Conformément à ces idéaux, les êtres humains devraient avoir le droit de changer leur façon de penser [par exemple avec la consommation de substances illicites]. » Bien sûr, l’exercice de ce droit ne saurait léser personne. La loi devrait y veiller. Les spécialistes suisses ne sont pas franchement convaincus que cette argumentation trouve écho chez nous. Thilo Beck estime que même les partis les plus à droite qui se sont engagés en faveur du libéralisme se refusent à suivre cette logique.
Forger de nouvelles alliances ?
« Si nous intervenons en tant qu’experts, nous ne sommes pas vraiment pris au sérieux », déplore Thilo Beck. « Je raconte les mêmes choses depuis des décennies. Je sais que nous, les professionnels, avons raison, mais personne ne nous croit. » Selon lui, il faudrait trouver de nouvelles alliances, dans d’autres domaines. « Nous avons besoin de davantage de voix, d’être plus largement soutenus. C’est ce qui m’amène à penser que ceux qui consomment des substances devraient se joindre à nous. Ou alors des juristes et des juges. Nous devrions nous étendre dans d’autres domaines, des domaines qui nous aident et nous soutiennent. »
Frank Zobel, directeur adjoint du secteur recherche d’Addiction Suisse, tente de le faire par le biais de la science. « En tant que scientifique, je m’efforce de toujours braquer les projecteurs sur ce que l’on ne voit pas. » Son credo : « Toujours étudier, Toujours montrer. C’est de cette manière que l’on parvient à rassembler les gens », estime-t-il. Se parler est la base de tout en Suisse. On montre ainsi que les problèmes peuvent être réglés par d’autres voies, mêmes meilleures, qu’avec la législation en place. Les commissions parlementaires permettent ensuite de faire valoir ces idées sur la scène politique. « Nous pouvons être satisfaits de notre système en Suisse ; il se prête fondamentalement au changement ». La dernière tentative de dépénaliser certaines substances était tombée à un mauvais moment : à l’époque, l’UDC, plutôt favorable à une politique répressive en matière de drogue, avait fortement progressé et d’autres priorités ont été fixées. Frank Zobel se souvient : « le projet de loi était prometteur ; il prévoyait une dépénalisation de la consommation de drogue, un marché régulé du cannabis et l’institutionnalisation de la réduction des risques. » Le Parlement a refusé le projet, d’où le statu quo de ces dernières années. « Tel est le prix à payer en Suisse quand on n’arrive pas à convaincre à la fois le Parlement et la population. Quand la volonté politique ne passe pas, plus rien ne se fait pendant dix ans. »
Du nouveau dans la politique en matière de cannabis
Toutefois, tant aux États-Unis qu’en Suisse, les spécialistes observent un changement dans un domaine : la politique en matière de cannabis. Les États-Unis légalisent cette substance dans de nombreux États, désomairs principalement sous l’impulsion de l’industrie du cannabis qui œuvre avec succès dans ce sens. Grâce à des projets-pilotes et à des interventions parlementaires, les choses bougent un peu aussi en Suisse. Frank Zobel est confiant : « La fenêtre est à nouveau ouverte. La possibilité d’obtenir le changement est là. Il ne faudrait pas la rater. » Il fait cependant remarquer que la question de la légalisation du cannabis ne se pose plus de la même manière qu’il y a vingt ans. « Il existe aujourd’hui une industrie du cannabis qui entend assurer sa position. Cela rend les choses plus compliquées. De nouveaux acteurs avec lesquels il faut composer sont entrés en jeu. » Pour sa part, Barbara Broers craint qu’en discutant de légalisation du cannabis, la Suisse rate à nouveau l’occasion de réglementer d’autres substances. « Dans les années 90, nous étions tellement focalisés sur le sida et la résolution de ce problème que nous avons oublié de parler de réglementation. Il se pourrait que nous perdions encore 20 ans si nous parlons uniquement de cannabis. » Elle espère que les développements internationaux, comme les discussions au sein de la Commission globale de politique en matière de drogues, viendront soutenir un changement. « Cette aide est très importante. Les réglementations internationales nous bloquent aussi énormément. » Les changements internationaux faciliteraient également les changements dans notre pays. Les cinq spécialises font preuve de réalisme : un changement complet de la politique en matière de drogue prend du temps.
Dans le cadre du traitement des enseignements tirés de la pandémie de COVID-19, l'Office fédéral de la santé publique (OFSP) a initié une discussion entre des expert-e-s en addiction.
La discussion a été enregistré sur vidéo et fait l'objet de la publication de cet article et d'un autre article de synthèse sur prevention.ch. Les spécialistes parlent de l'impact de la pandémie sur le domaine des addictions, mais aussi de la nécessité de poursuivre la réforme de la politique en matière de drogues. La discussion, les conclusions et les recommandations de cette vidéo (et des autres publications qui en découlent) reflètent la position et la pensée de chaque expert-e. Elles peuvent donc diverger de l'opinion et des positions de l'OFSP.
Les personnes suivantes ont participé à la discussion :
- Thilo Beck, médecin-chef adjoint Arud, Zurich
- Barbara Broers, professeure de médecine de l’addiction et addictologue HUG, Genève
- Carl Hart, professeur de neurosciences et de psychologie Columbia University, New York
- Frank Zobel, directeur adjoint et co-responsable du secteur Recherche Addiction Suisse, Lausanne
- Romain Bach, Co-secrétaire général GREA, Lausanne (Modération)
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