Stigmatiser malgré de bonnes intentions: composer avec un dilemme constitutif dans la prévention des addictions
Dans son article « Stigmatisierung trotz guter Absicht » (« Stigmatiser malgré de bonnes intentions », paru dans Verhaltenstherapie & Psychosoziale Praxis, Jg. 29), Christa Berger formule des recommandations à l’intention des professionnels de la prévention des addictions pour ne pas tomber dans le piège de la stigmatisation. L’article a été publié en allemand. L’Office fédéral de la santé publique en a traduit le résumé et les recommandations en français.
Détails de l'article
Résumé : La prévention des addictions et la stigmatisation sont malheureusement étroitement liées. D’une part, la stigmatisation de l’addiction est constitutive de la prévention dans ce domaine ; d’autre part, des figures de style stigmatisantes continuent d’être utilisées dans l’optique traditionnelle de la dissuasion. Il en résulte des mécanismes de défense et un certain scepticisme à l’égard des offres de prévention, de même que des effets secondaires indésirables. D’importants pièges se cachent plus particulièrement dans l’intervention précoce, la coopération avec la police et les autorités judiciaires et en ce qui concerne la définition des groupes cibles . C’est pourquoi des recommandations sont proposées à l’intention des professionnels de la prévention des addictions. L’idée est d’attirer leur attention sur la question et de leur permettre de mener une réflexion éthique pour pouvoir prévenir la stigmatisation et d’autres effets secondaires dans leur travail quotidien.
LA RÉFLEXION ET LA VIGILANCE COMME CONTREPOIDS AU DILEMME
Le travail de prévention des addictions ne va pas sans risque. Il est sans doute impossible d’empêcher tout effet stigmatisant ou tout autre effet secondaire indésirable dans le cadre des interventions. Du fait de la stigmatisation associée à l’addiction, la prévention dans ce domaine doit composer avec des préjugés et des mécanismes de défense. De plus, il faut reconnaître que la prévention n’est pas exempte de tout reproche : elle peut également produire des effets négatifs et accepte parfois de recourir à la stigmatisation pour arriver à ses fins.
Ces conditions de base accompagnent la prévention des addictions depuis ses débuts et continuent de constituer un défi dans le travail quotidien. Les conséquences de cette réalité ne sont pas triviales : les personnes et les groupes cibles ne sont atteints que partiellement, et les mesures de prévention ne peuvent pas être mises en œuvre de façon efficace. Toutefois, mener une réflexion éthique et faire preuve de vigilance permet de limiter les risques. Les professionnels de la prévention des addictions doivent être confrontés au dilemme fondamental de leur discipline et être sensibilisés aux effets secondaires potentiels.
Les recommandations suivantes, destinées aux équipes spécialisées et aux professionnels de la prévention des addictions, permettent de s'orienter pour éviter les effets secondaires stigmatisants. Elles ont été testées dans la pratique et ont fait leurs preuves dans le quotidien de la prévention.
Assurer une culture de l’erreur respectueuse
Une confiance mutuelle et une culture de communication ouverte au sein des équipes de prévention des addictions forment les conditions pour aborder les conséquences négatives des interventions (du moins celles qui peuvent être identifiées) et en tirer les enseignements. Des discussions collégiales, la mise en œuvre du principe du double regard et des échanges réguliers favorisent l’autocritique, un regard responsable et les ajustements nécessaires.
Mener une réflexion éthique
En complément des listes de contrôle déjà existantes pour permettre des offres adaptées aux spécificités de genre et à la population migrante, des questions types doivent être passées en revue lors de la planification d’interventions de prévention des addictions pour éviter d’éventuels effets de stigmatisation et d’autres effets indésirables. En 2010 déjà, le Centre fédéral d’information sanitaire allemand (Bundeszentrale für gesundheitliche Aufklärung BZgA) avait proposé des questions de réflexion portant sur la prévention de l’obésité (BZgA, 2010). Les points devant nécessairement figurer dans la liste de contrôle correspondante étaient les suivants :
- Les valeurs guidant les interventions et les objectifs sont clairement énoncés.
- Les potentiels effets secondaires indésirables (stigmatisation et autres impacts) sont pris en compte ; les mesures visant à prévenir de tels effets sont décrites.
- Les groupes cibles sont définis de sorte à n’induire aucune stigmatisation ni aucun autre désavantage ; leurs besoins et leurs milieux de vie sont pris en compte.
Garantir la transparence
Tout acteur qui se revendique d’agir dans le domaine desaddictions a un devoir particulier d’explication et de légitimation. Les intentions et les objectifs de prévention doivent être communiqués en toute transparence et de façon compréhensible, par oral et par écrit. Les potentiels effets secondaires doivent aussi être clairement mis sur la table.
Peser ses mots
Il convient de réfléchir de manière critique à la signification et aux messages implicites des dénominations choisies pour les offres et les groupes cibles. Au lieu de faire une distinction sur la base d’étiquettes (p. ex. parents touchés par l’addiction, écoliers présentant des troubles du comportement), il est possible de mettre l’accent sur des situations éprouvantes ou sur des moments particuliers de transition (p. ex. devenir parent, passer à l’école secondaire, commencer une formation professionnelle). Ce faisant, on dirige l’attention sur les défis à surmonter plutôt que sur les déficiences et les problèmes.
Mettre l’accent sur les ressources
En mettant l’accent non pas sur les déficiences et les risques, mais en s’employant plutôt à exploiter et à renforcer le potentiel de développement, on lutte contre la stigmatisation. En matière de prévention des addictions, ce n’est pas la gestion de l’addiction qui est au cœur des interventions, mais la gestion du développement de la personne, autrement dit le soutien et les encouragements visant à accompagner ce développement. Le facteur déterminant est d’associer étroitement les personnes concernées et de leur permettre de participer et d’avoir voix au chapitre.
Coopérer de manière responsable
Les coopérations sont judicieuses et utiles, d’autant plus que la prévention des addictions dépend de partenaires pour atteindre ses objectifs. Lorsque des offres sont proposées en commun, il est toutefois important de connaître et de respecter les différents rôles et missions de chaque partie. Dans le cadre de la coopération avec d’autres acteurs, la prévention des addictions ne doit pas se laisser détourner de sa mission par des tâches qui ne relèvent pas de sa compétence (comme sanctionner, maintenir l’ordre et la tranquillité dans l’espace public). C’est en veillant à faire connaître ses objectifs dans le cadre des mesures de coopération et en s’engageant pour une démarche réfléchie et proportionnée que la prévention des addictions est à même d’assurer sa crédibilité.
Garantir la protection de la personnalité et des données
Des données personnelles sensibles sont parfois échangées, en particulier lors de la coopération avec les services d’orientation et de l’intervention précoce. Des directives contraignantes sont ici nécessaires pour garantir le respect de la protection des données pour tout le monde. Par ailleurs, il est indispensable de toujours communiquer de manière transparente sur la manière dont les données personnelles sont traitées dans le cadre des mesures de prévention des addictions.
Collecter les données de manière réfléchie
En prévention des addictions, des enquêtes sont parfois réalisées avant la mise en place d’offres spécifiques aux groupes cibles, par exemple pour différencier les groupes cibles en fonction de leurs modes et expériences de consommation. Lorsqu’elles sont bien utilisées, elles peuvent garantir que l’intervention précoce soit effectuée de la manière la plus professionnelle possible. Elles constituent en effet une base importante pour permettre des interventions socio-pédagogiques différenciées.
Les collectes de données destinées à la prévention des addictions sont toutefois totalement insuffisantes et inadaptées pour pouvoir identifier une addiction ou un risque d’addiction. Pour ce faire, des analyses spécifiques doivent être réalisées par des spécialistes (psychologues, médecins). Il est donc essentiel que la prévention des addictions reconnaisse les limites de ses compétences et protège ainsi ses partenaires d’une surcharge de travail dans les différents contextes.
Lutter contre la stigmatisation
En Suisse, la réponse politique aux scènes ouvertes de la drogue a été la création d’organismes publics de prévention des addictions. Au cours des premières années, il s’est agi d’engager un processus d’apprentissage social et de lutter contre la stigmatisation des personnes atteintes d’addiction, le but étant de permettre une compréhension différenciée de l’addiction et de promouvoir une plus grande solidarité à l’égard des personnes dépendantes. En 1989, l’organisme de prévention des addictions de la ville de Zurich a lancé une campagne intitulée « L’addiction a de nombreuses causes » (Sucht hat viele Ursachen). L’une des affiches de la série montrait un jeune garçon soulevant fièrement un ballon de football. L’image était accompagnée par le texte suivant (traduction libre) : « Tobias B., 19 : toxicomane », complété au-dessous par « Quand j’avais dix ans, je voulais devenir gardien de but » et « Les rêves ont besoin de place. Nous nous engageons pour eux. ». Cette campagne très remarquée a donné un visage et une histoire aux personnes atteintes de toxicomanie, auparavant reléguées à l’anonymat. Le message humain offrait un contraste frappant avec la campagne menée vingt ans auparavant, qui était illustrée par une tête de mort et suivait une logique d’intimidation et de stigmatisation. Un travail de sensibilisation de la société et d’explication demeure nécessaire. Parler ouvertement de l’addiction et lutter contre la stigmatisation des personnes touchées restent des tâches centrales de la prévention.
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